L’histoire du CMM

    Les débuts du Centre de Morphologie Mathématique

    Jean Serra
    3 janvier 2017

    Il est difficile de comprendre comment est né le Centre de Morphologie Mathématique de l’Ecole des Mines de Paris, ou CMM, et comment il s’est développé à partir de deux personnes, Georges Matheron et moi, si l’on ne jette pas d’abord un œil sur les quelques années qui ont précédé son apparition.

    1960-1967 : Prémices

    Le BRGM

    Au cours des années 50, Georges Matheron, jeune ingénieur du Corps des Mines en poste au BRMA 1 a jeté les bases d’une nouvelle méthode d’estimation des gisements miniers, qu’il a appelée la géostatistique. Puis il a quitté le BRMA quelques années plus tard, en 1959, pour rejoindre le BRGM à Paris, afin d’y diriger un Département de Géostatistique pratiquement réduit à lui-même. Il tenait dans ses cartons la matière de deux livres qu’il a rédigés au BRGM avec pour logistique un bureau, une dactylo, et un ingénieur à mi-temps pour calculer numériquement ses formules et les convertir en abaques. A partir d’octobre 1963 j’ai entamé une thèse de géostatistique sous sa direction à la station d’essais de l’IRSID, à Maizières-lès-Metz. J’étais de dix ans son cadet. Nous nous rencontrions surtout à Nancy où je lui servais d’assistant pour le cours de probabilités, mais il m’arrivait de passer le voir à Paris. Lorsqu’on entrait dans son bureau, on se trouvait dans une grande pièce presque déserte, avec une table en bois au centre, un nuage de fumée de Shipper au-dessus, et dans le nuage, Matheron.

    Au BRGM, les relations entre Matheron et le directeur, un certain Nicolas, du Corps des Mines, furent immédiatement des plus simples. Chacun considérait l’autre comme un imbécile arrogant. Il en résultait parfois des prises de bec assez savoureuses, comme celle de la soutenance de thèse de Matheron en 1965. La salle était déjà pleine quand Nicolas a fait son entrée et s’est installé au premier rang, pour être bien vu de tout le monde, et surtout de l’impétrant. Dès que la soutenance a commencé il s’est endormi ostensiblement, la tête sur ses bras croisés posés sur la table, et ne s’est réveillé que lorsque le président du jury a demandé, en se retournant vers l’auditoire, si un docteur es sciences désirait prendre la parole. Il a levé la main, et s’adressant à Matheron :

    • Voyez-vous, Matheron, l’ingénieur des mines lambda comprend tout juste les intégrales simples. Alors vos variances, avec leurs intégrales doubles...
    • Ainsi que cela vient d’être dit, Cher Monsieur, en géostatistique l’intégrale que représente RR le symbole n’est pas double, mais sextuple...
    • .....

    Nicolas était pourtant partiellement excusable, car il ne faisait qu’exprimer une opinion assez répandue dans le milieu minier français, où la géostatistique passait pour incompréhensible, assez fumeuse et probablement fausse. Et comme on le voit, Matheron n’avait guère l’intention de simplifier sa théorie pour les Nicolas de la profession.

    L’Ecole des Mines à Fontainebleau

    On comprend que Matheron ne se soit pas beaucoup attardé au BRGM. Les deux livres qu’il y a rédigés compilaient son expérience algérienne, et le dédommageaient de sa prise en charge par le BRGM. Une fois les ouvrages terminés, il se sentit quitte, et libre de s’en aller. A la rentrée 1963, il fut muté à l’Ecole des Mines de Paris, mais sans activité d’enseignement, hors hiérarchie en quelque sorte. Socialement, il avait à faire connaı̂tre ses idées, et individuellement, il voulait réfléchir aux questions vers lesquelles ses livres l’avaient amené. Que signifie le hasard quand il porte sur un phénomène unique, comme un gisement minier? Quel sens donner aux covariances et aux espérances mathématiques qu’on utilise à son sujet? Pour faire connaître ses idées, il fallait les diffuser auprès des mines par des stagiaires, puis des thésards. C’est ce que lui a proposé son condisciple et ami Pierre-Marie Fourt, professeur de métallurgie à l’ Ecole des Mines de Nancy en lui ouvrant les portes de ladite Ecole. Le premier enseignement de la géostatistique y fut donné pour une option de troisième année de deux élèves en 1961, puis de cinq en 1962.

    Trois ans après son détachement aux Mines de Paris, Matheron y fut promu directeur de recherches, et commença à y enseigner les probabilités. Du point de vue de l’Ecole des Mines, l’embauche de Matheron faisait partie d’un plan à moyen terme de Pierre Laffitte, sous-directeur chargé de la recherche. Décidé à étoffer celle-ci, il repérait des thématiques nouvelles et rassemblait progressivement ceux qui pourraient les développer le moment venu, c’est à dire quand il aurait des crédits et des locaux. Pour les premiers, il avançait son concept de recherche orientée, c’est à dire éventuellement théorique, mais avec des finalités industrielles réelles. Concrètement, cela signifiait que l’Ecole finançait la moitié du budget, plus les locaux; les centres devaient se débrouiller pour trouver l’autre moitié.

    Restaient les locaux. En 1965, de Gaulle avait imposé aux Grandes Ecoles parisiennes de quitter le centre ville et de s’installer en banlieue ou en province, pour qu’elles disposent de plus de place pour s’agrandir. Toutefois, L’Ecole des Mines, superbement située au jardin du Luxembourg, avait négocié le maintien de son implantation parisienne, qui serait réservée à l’enseignement; toutes les activités de recherche présentes ou futures devant en contrepartie s’installer à l’extérieur de la ville. A la même époque, le même de Gaulle avait aussi bouté l’OTAN hors de France; et le départ de l’état-major des forces aériennes pour l’Europe, situé à Fontainebleau, libérait un certain nombre de casernes et réduisait d’un dixième la population de la ville.

    Laffitte prit alors contact avec le maire de Fontainebleau, Paul Séramy, pour récupérer les bâtiments. Mais le maire lui proposa mieux. La ville venait de construire un nouveau lycée, nommé François Couperin, mixte, et disposait des locaux de l’ancien lycée de filles. Situé en plein centre-ville, dans un cadre de verdure regroupant trois anciens hôtels particuliers, il était incomparablement plus beau que les casernes modulaires américaines des années cinquante (qui furent récupérées par les Archives Nationales). L’Ecole loua l’ancien lycée par bail emphytéotique d’un franc pour 99 ans, et commença à y installer les premières équipes dès 1967, à savoir le centre de calcul et celui de mécanique des roches.

    Janvier: le pavillon Maintenon

    J’ai été embauché par l’Ecole comme maı̂tre de recherches, en avril 1968 à la sortie du service militaire. Deux personnes, cela suffit pour faire un centre de recherches. Et même deux centres, puisque le centre de géostatistique a pris son autonomie quatre ans plus tard.

    Dès janvier, Matheron et moi étions allé visiter le site de Fontainebleau. Quand nous sommes arrivés sur place, le délégué de l’Ecole, René Bonin, nous a déroulé le plan de masse, avec trois bâtiments dont un seul, le plus beau, ne nécessitait pas de restauration. Laffitte en avait déjà décidé les affectations, écrites au crayon sur le plan pour chaque pièce: la morphologie mathématique recevait deux bureaux au premier étage. Matheron a alors demandé au délégué, en désignant du doigt un autre bâtiment, le pavillon Maintenon:

    • Et ça, c’est pour qui?
    • Ce bâtiment n’est pas encore attribué, et en plus il faut commencer par le remettre en état.
    • Eh bien, ce sera le Centre de Morphologie Mathématique!

    Ainsi fut fait. Le délégué, qui avait tendance à se mettre au garde à vous devant les ingénieurs du Corps des Mines, nota la nouvelle affectation au crayon sur le plan de masse. Laffitte, qui voulait que l’opération Fontainebleau réussisse, ne pouvait que se réjouir: il finança toutes les réparations sans broncher. Personne n’a d’ailleurs remis en question cette OPA cavalière qui nous a fait hériter de l’ancienne maison de campagne de Madame de Maintenon, mais largement agrandie et embellie par quelques riches propriétaires aux XVIIIème et XIXème siècles. Sous Napoléon III elle avait appartenu à l’ambassadeur de France en Allemagne, le comte Vincent Benedetti, celui qui déjoua si mal les ruses de Bismark lors de la dépêche d’Ems qu’elle entraina la guerre de 1870.

    Les occupants du XVIIIème siècle avaient surélevé de deux étages l’ancien rez-de-chaussée de Mme de Maintenon. Au XIXème, Benedetti flanqua l’immeuble d’une aile en briques, qui en doublait le volume et rajoutait trois vastes salons. Enfin la villa Benedetti est devenue en 1924 le pavillon Maintenon du lycée de filles de Fontainebleau, le rez-de-chaussée étant destiné aux réceptions et les étages aux dortoirs pour ces demoiselles.

    Juste après l’OPA nous sommes allés voir de plus près notre nouvelle acquisition. Les murs du grand salon, magnifique, avaient été recouverts de calicots épouvantables peinturlurés en scènes rupestres, mais les deux autres salons étaient restés intacts, protégés des agressions artistiques par leurs miroirs et leurs très belles boiseries, qui sont toujours en place. Dans le hall d’entrée, une plaque commémorative rappelait l’inauguration du lycée par le président Gaston Doumergue. Puis nous sommes montés aux étages. Une vingtaine de bidets, ainsi qu’autant de lavabos et de cuvettes de WC, tous plus ébréchés les uns que les autres, étaient alignés dans l’actuel laboratoire d’électronique. Dans la partie Maintenon, le plafond du premier étage menaçait de s’effondrer, et l’accès aux pièces situées au-dessus était interdit, par sécurité. Et le reste ne valait pas beaucoup mieux...

    Mai-septembre: l’installation

    Nous nous sommes cependant installés au pavillon Maintenon, en l’état, à partir d’avril et nous nous sommes attaqués à la préparation d’une école d’été de morphologie mathématique pour septembre, la première du genre. Matheron l’avait planifiée sur quinze jours, ce qui est un peu long, avec deux options, de morphologie mathématique et de géostatistique. Pour la première, il avait lui-même tapé à la machine quelques textes sur les processus stochastiques, pleins de formules repassées à la main qui avaient le charme désuet et la facilité de lecture de manuscrits du moyen âge. Pour la seconde, nous disposions de tous les exemples des livres du BRGM, plus de mes notes de cours pour l’option géostatistique que je donnais à l’Ecole des Mines de Nancy, et enfin de quelques autres cours nouveaux. Il fallait montrer que ce Centre existait bel et bien et produisait du neuf. Quatre nouveaux thésards, censés nous assister, apprenaient en fait plus qu’ils n’enseignaient.

    Avant de restaurer les bâtiments des centres, Laffitte avait d’abord aménagé une cafétéria de style forestier dans l’ancienne étable de Mme de Maintenon, qui était un petit chef d’œuvre. On nous servait à la table, sur des nappes rouges à carreaux, des repas fort bons, et Matheron n’avait pas besoin de le demander pour obtenir son quart de rouge. Après le déjeuner, on pouvait faire une partie de volleyball sur un terrain entre la cafétéria et la halle de mécanique des roches, ou, pour les tempéraments plus méditatifs, une pétanque devant le CMM. Il y avait là un parc qui est devenu parking, planté de platanes et d’ormes centenaires. Une maladie a décimé les ormes un peu plus tard. Tout cela en musique, car au fond du parc la villa Jadin, qui relevait normalement du campus, servait encore d’annexe du conservatoire municipal pour la danse. On ne voyait rien, mais on entendait des valses de Chopin interprétées comme des marches militaires, avec un grand coup de bâton sur le plancher tous les trois temps. Un cadre aussi agréable ne pouvait que séduire les participants à l’école d’été.

    Specimen d’écriture de G. Matheron (1968)

    Octobre: le retournement de Prague

    La reconnaissance internationale de la géostatistique arriva, curieusement, de là où on ne l’attendait pas du tout - de Prague. Peu de temps après l’Ecole d’été, nous nous sommes rendus à une invitation en Tchécoslovaquie, Matheron accompagné de son épouse Françoise, et moi. Cette première visite à l’étranger fut une curieuse aventure. En mai, au printemps 1968 de Prague, l’industrie minière tchèque avait cherché à s’émanciper de la férule soviétique. Les Russes contrôlaient en particulier l’énorme gisement d’uranium sédimentaire de Liberec, près de la frontière allemande au Nord-Est de Prague. Ils envoyaient en Russie le minerai brut par trains entiers, et payaient les Tchèques en leur offrant en échange ... des cordes. En juin 1968 Matheron et moi avions reçu chacun une lettre d’invitation pour octobre. Il nous était proposé de donner à Prague un cours de géostatistique de quelques jours pour ingénieurs des mines, de participer à un congrès minier à Přı́bram et surtout d’expertiser le gisement de Liberec.

    Seulement, voilà: le 21 août, les chars russes sont entrés dans Prague, et le rêve tchèque a pris fin. On l’étranglait progressivement, mais à fond. L’invitation demeurait valide, la visite à Liberec aussi, mais celle-ci n’avait plus aucune raison d’être. Nous donnâmes cependant trois jours de cours, en français, avec l’aide d’une jeune interprète spécialisée en histoire de l’art et qui improvisait une traduction simultanée.

    A Přı́bram, nous étions les seuls participants occidentaux, les autres étaient tchèques ou venant des pays frères. Les organisateurs remirent solennellement à Matheron une médaille en or, et nous donnèrent à chacun un coffret avec six verres à cognac en cristal de Bohème. Le congrès était manifestement bâti autour de Matheron, qui n’avait jamais été honoré de la sorte auparavant. Surtout, l’iceberg s’était retourné, avec maintenant les Nicolas en dessous, et c’est par les pays de l’Est que nous l’apprenions.

    En fin de séjour, nous avons été conduits à Liberec sous la neige. Nous avons traversé les bureaux de géomètres et des hangars immenses, remplis d’énormes bobines de cordes, puis nous sommes revenus à Prague: l’expertise était terminée. Dans la voiture, les deux ingénieurs qui nous avaient fait venir nous ont appris qu’on pouvait encore émigrer, mais pour peu de temps, et demandé ce que nous ferions à leur place. Nos réponses n’avaient pas d’importance: l’un avait choisi de rester en Tchécoslovaquie, l’autre d’émigrer. Le premier a fini en prison, le deuxième au Canada.

    Entre mai et septembre 1968, le CMM a quadruplé ses effectifs, puisqu’il est passé de deux membres à huit 7 .

    1969 : Changement de braquet

    C’est en 1969 que le CMM a véritablement démarré, que lui a été attribué son premier budget, que les premiers contrats de recherche ont été signés, que le premier brevet a été pris, que l’inauguration officielle a eu lieu, et surtout que les premières publications scientifiques ont vu le jour. Chaque thésard prenait une responsabilité dans l’organisation matérielle, Maréchal pour l’achat des meubles et de matériel informatique, Sergent pour les papiers peints, Delfiner pour les équipements de secrétariat.

    L’administration

    Je venais de la station d’essais de l’IRSID, avec ses équipes de recherches décentralisées et en prise directe sur l’industrie, donc sans administration forte. J’étais jeune et incapable d’imaginer que, dans certaines administrations de l’Etat, l’administré était supposé a priori tricheur, et avait la charge de prouver le contraire. J’allais vite déchanter.

    En 1969, on construisait les prototypes d’ordinateurs en câblant directement sur des cartes les éléments logiques et les mémoires. Ils étaient implantés comme de petites maisons, et reliés entre eux par câblages et soudures. Or il fallait refroidir ces dernières au fur et à mesure, et pour ne pas trop attendre, on leur envoyait l’air froid d’un sèche-cheveux. J’en commandai un, sur notre budget de fonctionnement, au service comptable de l’Ecole, pour l’analyseur de textures que J-C. Klein était en train de construire. Le bon de commande me fut refusé, et retourné avec écrit en diagonale au gros feutre rouge : C’est pour votre salle de bains? Le lendemain, Klein renvoya un bon presque identique, où il avait seulement remplacé sèche-cheveux par dessicateur thermique. Cela passa comme une lettre à la poste.

    Quelques jours plus tard, alors que je n’avais pas encore digéré le coup du sèche-cheveux, le délégué de l’Ecole, Bonin, s’est mis en tête d’obliger les gens qui entraient au CMM par le hall à emprunter l’escalier central très mal placé, au lieu du petit escalier en colimaçon qui donnait directement sur ce hall. Celui que tout le monde utilisait. Visitant les locaux avec Matheron et moi, il a nous a proposé de fermer le haut du petit escalier par une grille. J’ai explosé : c’est exactement ça, l’administration; on attend que les gens soient arrivés au bout du chemin pour leur apprendre qu’ils sont dans une impasse.

    Je l’avais blessé, et en plus devant Matheron. Pendant plusieurs semaines Bonin ne m’a pas adressé la parole, ce qui n’arrangeait rien. C’était stupide et maladroit de ma part. Je n’étais pas là pour dénoncer certaines allégories de l’administration française, mais pour développer et promouvoir la géostatistique et la morphologie mathématique. Et je n’avais pas compris que dans la lutte sourde que le directeur de l’Ecole Raymond Fischesser et son sous-directeur Pierre Laffitte menaient contre leur propre administration, Bonin était de leur côté. Le site de Fontainebleau lui doit d’ailleurs beaucoup d’excellentes réalisations.

    Les services administratifs de l’Ecole n’avaient ni les compétences, ni l’envie, ni le droit de signer des contrats industriels. Laffitte a contourné l’obstacle en créant ARMINES, une association de loi de 1901, c’est à dire sans but lucratif, pour gérer les contrats de recherches des centres. Sans ce superbe court-circuit administratif, le groupe Ecole-ARMINES ne serait jamais passé de cinquante à un millier de chercheurs en dix ans. Au CMM les salariés 7d’ARMINES ont vite formé la moitié du personnel. Jean Ossard, directeur d’ARMINES insufflait un style nouveau. Pour prendre un exemple, il ouvrit dans chaque centre un compte alimenté en permanence de 5.000 francs de l’époque. On y puisait directement pour les petits achats, et l’on transmettait ensuite, ensuite seulement, les factures à la comptabilité d’ARMINES.

    La petite égratignure administrative du sèche-cheveux et quelques autres, dues à des subalternes, ne portaient guère à conséquence; en revanche le second brevet de l’analyseur de textures mit au jour des dysfonctionnements plus graves.

    L’analyseur de textures

    Le premier analyseur de textures a été construit à l’IRSID en 1964 sous ma direction, et breveté par cet organisme. Puis durant mon service militaire j’ai préparé un second brevet qui tienne compte des nouveaux développements de la méthode 8 . Pendant cette période, Matheron et moi avions tenté de commercialiser l’appareil en rendant visite à deux indus- triels, Thomson et le microscopiste Nachet. Sans succès. Et deux ans plus tard, une porte s’est ouverte sans qu’on l’ait vraiment cherché.

    Dès la notification des crédits 1969 de l’Ecole, j’ai commandé un microscope pour ce second analyseur de textures, dont nous allions construire le prototype au CMM, et je me suis adressé à Leitz-France en précisant quelles particularités techniques étaient nécessaires. Mon interlocuteur, Hans Stützer, m’a cuisiné pendant une heure (je ne demandais pas mieux...) pour conclure: Est-ce que vous pourriez venir avec moi à Wetzlar d’ici la fin de la semaine?

    Le voyage à Wetzlar devait durer une journée, mais mes interlocuteurs Gerry Reznick, Werner Müller, et Hans Stützer me firent rester jusqu’au lendemain. Ils s’étaient mis à trois, multipliaient les questions et tenaient à bien comprendre les ouvertures bi-dimensionnelles, entre autres. Ils restaient discrets sur leur activité, mais avaient manifestement déjà réfléchi aux questions de la microscopie quantitative. Quand je leur ai expliqué qu’une opération quantitative consistait d’abord à transformer une image en une autre, une ou plusieurs fois, et ensuite seulement à effectuer des mesures, ils se sont mis à parler vigoureusement entre eux en allemand, que je ne comprenais pas, pendant un bon moment: ils venaient en fait de réaliser que l’analyseur d’images qu’ils s’apprêtaient à lancer sur le marché, le Classimat, était obsolète avant même sa sortie. Le lendemain, on m’a fait visiter l’usine après déjeuner, pendant qu’ils poursuivaient leur discussion interne, et à trois heures Reznick m’a demandé si tous les brevets étaient pris, sinon de les prendre rapidement parce qu’ils avaient l’intention de demander une licence.

    Les questions des industriels français avaient surtout porté sur le carnet d’adresses de Matheron au Corps des Mines, celles des allemands sur la morphologie mathématique et l’analyseur de textures. Deux visions bien différentes de l’industrie...

    Au retour j’ai annoncé la bonne nouvelle à Matheron. Le second brevet bien rédigé par le même cabinet que le premier, était prêt. Il ne restait qu’à le déposer, et surtout à déterminer qui le déposait. Matheron se retourna vers Laffitte. Celui-ci fit son enquête, qui nous apprit, et à lui aussi, que:

    • ni Matheron, Directeur du CMM,
    • ni Laffitte, Directeur de la Recherche à L’Ecole des Mines de Paris,
    • ni Fischesser, Directeur de L’Ecole des Mines de Paris,
    • ni Le Directeur des Mines au Ministère de l’Industrie,
    • ni le Ministre de l’industrie,
    • ni le Directeur du budget, au Ministère des Finances,

    n’étaient habilités à déposer de brevet, car les administrations qu’ils dirigeaient n’avaient pas de personnalité juridique. Cela entrait toutefois dans les prérogatives du Ministre des Finances, et pour toute question, il suffisait simplement de passer par la voie hiérarchique, c’est à dire par la série complète des intermédiaires ci-dessus. Laffitte renvoya à son expéditeur le document ministériel qui détaillait la démarche à suivre, en ajoutant à la main de qui se moque-t-on? et fit prendre le brevet par ARMINES. J’étais co-déposant.

    En toute logique, ARMINES n’avait rien à voir. Aucune étude gérée par cette associa- tion n’avait abouti au brevet, et je n’étais pas leur salarié. Mais c’était la bonne solution, qui a rapidement fait des émules, et l’on imagine avec angoisse ce qu’auraient donné les négociations avec Leitz si pour chaque alinéa du contrat il avait fallu l’accord d’une série d’intermédiaires administratifs ministériels. Ossard m’apprit plus tard que cette affaire avait déclenché la création de l’ANVAR. Quant à l’analyseur de textures, Leitz l’a effectivement commercialisé, et avec succès. Grâce à lui, le CMM est entré en contact au niveau mon- dial avec des équipes de métallographie, de biologie et de médecine (anatomie pathologique, cytologie), ce qui a grandement contribué à la diffusion de la morphologie mathématique.

    L’enseignement

    Pour Matheron, recherche et enseignement constituaient deux métiers distincts, relevant de formes d’esprit, donc de personnes, différentes. Ce point de vue ne coı̈ncidant pas avec celui de la direction de l’Ecole, le Centre assuma trois enseignements à partir de 1969. Matheron transmit à Formery, qui le conserva pendant vingt-cinq ans, le cours de probabilités de première année, et initia un cours spécialisé de processus stochastiques en seconde année, qu’il donna pendant deux ans.

    Comme j’avais mis en place, à Nancy, une option intitulée géostatistique et morphologie mathématique pour une demi-douzaine d’élèves de troisième année, je proposai naı̈vement de créer une option commune aux deux Mines de Paris et Nancy, ce qui fut sèchement refusé par la direction des études de Paris. J’ai donc renoncé à Nancy, et cloné une option identique sur Paris. Je devais la conserver trente-cinq ans, jusqu’à ma retraite.

    Philippe Formery était un grand brun assez osseux avec cheveux en brosse et lunettes à grosse monture d’écaille noire. Il portait en permanence des costumes croisés bleu marine à fines rayures claires, avec cravate et chemise blanche, et marchait à très grands pas. Ingénieur des mines de l’âge de Matheron, il travaillait au CEA.

    Il aimait enseigner. Humainement, sinon administrativement, il faisait partie du CMM où on le voyait réapparaitre tous les ans en septembre, avec une régularité de comète, pour recruter de nouveaux assistants parmi les thésards. Le texte de son cours, manuscrit d’une écriture droite, posée et bien lisible, s’enrichissait d’année en année de variantes de démonstrations, de contre-exemples et de commentaires bibliographiques. Formery intercalait les nouveaux paragraphes dans le corps du texte en découpant soigneusement les pages existantes, et en glissant les rajouts en bonne place sous la photocopieuse. Il arrivait une heure avant le début du cours, dans une salle toujours équipée d’un grand tableau noir à trois ventaux qu’il remplissait d’équations et de figures. Sans laisser d’espace libre.

    Les élèves adoraient ce Jacques Tati probabiliste qui donnait son cours, sans lire une note, avec la noblesse d’un archevêque chantant une messe solennelle. Et quand un élève arrivait en retard, Formery, très gêné pour lui, sortait de la salle et allait chercher une chaise pour le retardataire...

    L’activité scientifique

    Quatre embauches ont particulièrement contribué à l’essor du centre en cette année 1969. Celles de deux jeunes chercheurs d’abord: André Journel pour le krigeage universel, une nouvelle technique de cartographie géostatistique, et Jean-Claude Klein pour la direction du laboratoire d’électronique. Ils ont étendu les domaines d’activité du centre et ont contribué à encadrer les thésards. Puis celle de Mme Pipault, qui a remarquablement géré la partie morphologie (par opposition à la géostatistique), pendant plus de trente ans, et a contribué à lui donner une âme.

    Enfin celle de Mme Kreyberg. Quand vous lui remettiez un manuscrit de lettre en français destinée à un anglophone, elle vous la restituait tapée et en bon anglais. Mais Mme Kreyberg était avant tout la personne qui savait lire les symboles mathématiques dans les manuscrits de Matheron, qu’elle tapait sans fautes sur une machine spéciale. Du jour où ce dernier s’est vu libéré de la frappe de ses textes, sa production a doublé. Or celle-ci était fabuleuse.

    Pour en avoir une idée, il suffit de regarder la liste de ses écrits pour la seule année 1969:

    Rapports externes:

    • Le krigeage universel, Cahiers du CMM, Fasc. 1, 82 p.
    • Théorie des ensembles aléatoires, Cahiers du CMM, Fasc. 4, 54 p.

    Cours:

    • Cours de géostatistique, Cahiers du CMM, Fasc. 2, 82 p.
    • Cours de processus stochastiques, Ecole des Mines de Paris, 142p.
    • Cours de processus stochastiques, Ecole d’Eté 1969, 84p.
    • Exercices de probabilités, Ecole des Mines de Paris, 35p.
    • Exercices sur les grandes mailles, Ecole d’Eté 1969, 11p.

    Notes de recherches:

    • Estimation simultanée d’un variogramme et d’une dérive, Janvier, 23p.
    • Recherche d’estimateurs universels optimaux, Février, 71p.
    • Note sur la probabilité de succès dans une reconnaissance aveugle, (avec A. Maréchal) Mars, 34p.
    • Leçons sur le volume, la surface et le problème des isopérimètres. (Traduction abrégée des chapitres 4, 5 et 6 de l’ouvrage de H. Hadwiger), Mars, 110p.
    • Structures aléatoires et géologie mathématique, Mars, 18p.
    • Polygones et polyèdres poissoniens, Avril, 51p.
    • L’équation B ⊕ B̊ = 2A, et les demi-groupes continus dans K, Avril, 18p.
    • Les processus d’Ambarzoumian et leur application en géologie, Juin, 130p.
    • Les schémas de Cauwe, Octobre, 16p.
    • L’espace vectoriel M de Minkowski, Octobre, 26p.
    • Les ovoı̈des plans : volume et co-volume, Décembre, 15p.
    • L’intégrale de Riemann-Minkowski, Décembre, 21p.
    • Intégrales et mesures à valeurs dans K 0 , Décembre, 29p.

    Soit 136 pages de rapports externes, 354 de cours et 562 de notes de recherches...et les pages de Matheron sont denses. La théorie des ensembles aléatoires et les cours de processus stochastiques reprennent et développent des documents plus anciens, le reste est nouveau. Chacun des textes comme Le krigeage universel ou Les processus d’Ambarzoumian a la dimension d’une thèse. A noter que seule la note sur les structures aléatoires a fait l’objet d’une communication dans un congrès. La plupart des autres ont été intégrées à des publications ultérieures, quelques-unes n’ont jamais été publiées.

    L’inauguration

    L’inauguration du site de Fontainebleau en 1969 fut un grand moment. Le prototype d’analyseur de textures du CMM, que J-C Klein achevait de construire était présenté par nos chefs comme la preuve tangible, indubitable, que des recherches même qualifiées de fumeuses débouchaient parfois sur des produits bien concrets, et qui de plus intéressaient l’industrie allemande.

    On m’avait prié de rester près de l’appareil pour que le conducteur du cortège ministériel n’ait pas à courir après moi quand ces messieurs arriveraient au laboratoire d’électronique. Matheron faisait, lui, partie du cortège que nous attendions, Klein, Gauthier et moi. Nous avions installé sous le microscope une lame mince de minerai de fer de Lorraine. La zone à étudier était visible sur un moniteur de télévision relié à l’analyseur, c’est à dire à un gros parallélépipède en acier muni d’un clavier de contrôle et de trente compteurs, chacun doté de six petites diodes rouges. Au bout d’un long moment il nous a semblé entendre le bruit d’un troupeau de bisons au loin, ou plutôt le crescendo sourd d’un torrent de boue qui va déferler, et ils sont entrés. En moins d’une minute, le flot s’est déversé. Quarante personnes ont inondé la pièce et pénétré ses moindres recoins comme un fluide mou, dont la viscosité maximale tournoyait autour de Mr Bettencourt, Ministre de l’industrie et milliardaire de son état.

    Après une élégante introduction, le directeur Fischesser m’a passé la parole. On pouvait remarquer sur le moniteur des oolithes de minerai entourées d’une couronne de chlorite et j’ai expliqué que plus cette dernière était épaisse et dense, moins le minerai était bon, et que pour la première fois, on était capable d’estimer quantitativement le phénomène. Comme on allait le voir sans tarder. A ce moment précis, un des attachés ministériels a posé son pied sur le fil d’alimentation de l’appareil et les petites diodes rouges et vibrantes sont toutes passées d’un coup au noir immobile. Je ne me suis aperçu de rien. Gauthier, lui, s’est précipité pour rebrancher l’analyseur. Les trente compteurs se sont remis à rougir et ont affiché trente séries de zéros à six chiffres, mais Klein a aussitôt envoyé aux diodes tout plein de nombres au hasard à partir de son clavier. J’expliquai pendant ce temps, imperturbable, la théorie de l’effet de trou sur les covariances croisées, pour conclure: il suffit donc de calculer la différence entre le compteur du maximum et ses voisins pour obtenir le résultat, qu’on trouve ici, comme vous pouvez voir, entre les compteurs 7 et 8.

    Le tout suivi d’un silence approbateur (ou sceptique, ou indifférent) que le Ministre a brisé par une question qu’il pensait être intelligente, puisqu’il la posait:

    • dans quelle unité exprimez-vous ces mesures?
    • en dix puissance moins six.

    La réponse valait la question. Pour un milliardaire ministre, l’unité était sans doute un peu faible, mais il eut la délicatesse d’approuver d’un mouvement de tête. Puis il tourna les talons et, d’un noble pas, il amorça le reflux.

    Entrée dans l’âge adulte

    Entre les mois de septembre 1968 et 1969, le CMM a plus que doublé ses effectifs, passant de huit membres à dix-sept dont sept étudiants en thèse.

    Se sont rajoutés les chercheurs Jean-Claude Klein et André Journel, les thésards Charles Huijbregts, Jean Jacod et Paul Joathon, le chercheur en année sabbatique Evguenei Kolomenski, la secrétaire Mme Liliane Pipault, la dactylo Mme Kreyberg, et le dessinateur Perreard. Le thésard Gérard Ifker a démissionné en fin d’année.

    Par la suite, le CMM devait rapidement se dédoubler en un Centre de Géostatistique et un Centre de Morphologie Mathématique, d’environ trente personnes chacun.

    Au cours de l’année 1969 la reconnaissance internationale s’est accélérée. Les éditions de Moscou ont traduit en russe et
    publié un traité de géostatistique écrit par Matheron à leur demande. Deux mines de cuivre du Chili m’ont demandé une expertise sur place. J’y suis allé, et cette collaboration a débouché sur un séjour de trois mois de Journel, puis de trois ans de Maréchal, entamant une longue tradition d’échanges avec l’Amérique latine. Enfin, la Société de Géologie mathématique, qui se montait sous la houlette des Professeurs Daniel Merriam et Kendall Preston aux USA nous a invité Matheron et moi pour son premier congrès.

    L’aventure adulte commençait...